217 milliards d’euros pour sortir du nucléaire en 2035 ? Le calcul toujours (très) erroné de l’Institut Montaigne

Après avoir publié le 13 mars dernier une première analyse du coût que pourrait représenter une « sortie du nucléaire » d’ici 2035, l’Institut Montaigne a revu sa copie quelques jours plus tard (pour répondre aux critiques émises par différents observateurs ?). Les hypothèses de calcul ont été reprises en profondeur, mais par une étrange et troublante coïncidence le résultat final reste identique : la sortie du nucléaire coûterait toujours 217 milliards d’euros. Cet article vise à décrypter les hypothèses retenues dans cette nouvelle analyse de l’Institut Montaigne.

Après avoir publié le 13 mars dernier une première analyse du coût que pourrait représenter une « sortie du nucléaire » d’ici 2035, l’Institut Montaigne a revu sa copie quelques jours plus tard (pour répondre aux critiques émises par différents observateurs ?). Les hypothèses de calcul ont été reprises en profondeur, mais par une étrange et troublante coïncidence le résultat final reste identique : la sortie du nucléaire coûterait toujours 217 milliards d’euros. Cet article vise à décrypter les hypothèses retenues dans cette nouvelle analyse de l’Institut Montaigne.

La nouvelle méthode de calcul proposée par l’Institut Montaigne, aboutissant toujours à un coût de sortie du nucléaire de 217 milliards d’euros, est tout aussi inexacte que la première1. Tout d’abord, les sources de calcul utilisées le sont à mauvais escient. Ensuite, toute l’analyse est fondée sur un coût de la CSPE qui ne correspond absolument pas à celui d’un remplacement du nucléaire par les énergies renouvelables. Entre autres, l’Institut Montaigne confond ici prix de marché et coût de production du nucléaire, sous-estimant ainsi ce dernier une nouvelle fois. Enfin, les hypothèses d’évolution de coût et de rythme d’installation des énergies renouvelables sont peu sérieuses. En rectifiant ces seules données, la facture de la sortie du nucléaire établie par l’Institut Montaigne est divisée par 80…

Cet article n’a pas pour objectif de procéder à une analyse complète de la publication de l’Institut Montaigne, qui mettrait en lumière les nombreux problèmes méthodologiques qu’elle pose. En particulier, de nombreuses questions liées au périmètre des coûts permettant de comparer une hypothèse de fermeture du parc nucléaire avec celle d’une poursuite du statu quo mériteraient d’être discutées. L’article revient toutefois sur quelques hypothèses fortes retenues par les auteurs de la seconde version de l’analyse, afin de souligner leurs inexactitudes. Pour cela il s’appuie en partie sur l’article consacré à la précédente version de cette analyse, publié le 17 mars dernier sur ce site.

Après une première analyse publiée quelques semaines plus tôt2, la version corrigée3 du chiffrage proposé par l’Institut Montaigne conclut à un surcoût de la fermeture du parc nucléaire de l’ordre de 217 milliards d’euros (Md€) d’ici 2035. Ce résultat final, bien que bâti sur des hypothèses profondément remaniées, correspond étonnamment à celui de la première version. Ce surcoût se répartit toujours en trois postes, avec une répartition qui reste strictement inchangée :

  • un surcoût d’investissement et d’exploitation dû aux nouvelles capacités de production d’électricité nécessaires pour remplacer les réacteurs fermés (renouvelable + gaz), évalué à 179 Md€ (82 % du total) ;
  • un coût d’indemnisation de l’exploitant (EDF) et des actionnaires des centrales, évalué à 25 Md€ (12 % du total) ;
  • un coût d’adaptation du réseau, estimé à 13 Md€ (6 % du total).

Plus de 80 % du coût estimé de la sortie du nucléaire proviendrait donc du surcoût estimé de la production d’énergie renouvelable et fossile nécessaire pour remplacer progressivement celle d’origine nucléaire.

Cette comparaison pose avant tout plusieurs problèmes de périmètre, énoncés dans l’encadré de fin du présent article. Si l’on souhaite calculer le coût d’une transition industrielle, on ne procède pas de la sorte. Même en admettant que le périmètre de comparaison posé par l’étude de l’Institut Montaigne fasse sens, le résultat n’en reste pas moins obtenu à partir de quelques suppositions largement discutables, décryptées ci-dessous.

Des références peu appropriées

Dans cette nouvelle version, l’analyse de l’Institut Montaigne repose en grande partie sur des prévisions de CSPE issues de deux rapports : la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), publiée à l’été 2016, et un rapport de la Commission de régulation de l’énergie (CRE) daté de novembre 20144.

La CSPE5

La contribution au service public de l’électricité (CSPE) vise principalement à compenser les charges de service public de l’électricité, qui sont supportées par les fournisseurs historiques, ainsi que les charges supportées par les fournisseurs alternatifs ayant des clients au « tarif de première nécessité ».
Les charges de service public d’électricité couvrent notamment les surcoûts résultant des politiques de soutien à la cogénération et aux énergies renouvelables. Ces surcoûts sont calculés à partie de la différence entre le tarif d’achat accordé au producteur d’énergie renouvelable (ou tout autre mécanisme de soutien aux énergies renouvelables) et le prix de marché observé. Les prévisions de CSPE s’appuient ainsi, pour la part liée aux énergies renouvelables, sur des hypothèses concernant à la fois l’évolution du volume de production soutenu, le niveau des mécanismes de soutien, et les prix de marché.

Selon l’Institut Montaigne, les prévisions d’évolution de la CSPE permettent de chiffrer le coût de substitution du nucléaire par les énergies renouvelables. Il laisse par ailleurs entendre que ces deux rapports auraient estimé l’évolution attendue de la CSPE dans la perspective d’atteindre l’objectif de 50 % de nucléaire en 2025.

La PPE n’établit pourtant pas de lien direct entre cet objectif et l’évolution de la CSPE. Le calcul de cette CSPE intègre uniquement l’atteinte de 40 % d’énergies renouvelables dans la production d’électricité en 2030, à consommation et exportation stables. Par ailleurs, le calcul de la CSPE s’arrête à 2023, et non 2025 comme le laisse supposer l’Institut Montaigne.

L’utilisation du rapport de la CRE est encore plus étonnante. Celui-ci date de 2014, près d’un an avant le vote de la loi de transition énergétique. Il n’intègre donc absolument pas l’objectif de 50 % de nucléaire en 2025 dans ses hypothèses de calcul d’évolution de la CSPE.

L’utilisation par l’Institut Montaigne de ces deux rapports comme source principale de ces calculs laisse donc perplexe.

Une mauvaise interprétation des calculs de la CSPE

Même en supposant, ce qui n’est donc pas le cas, que les évolutions de CSPE décrites répondent à la question posée par l’Institut Montaigne, encore faut-il les prendre correctement en compte. Or dans ses calculs, l’Institut Montaigne inclut dans le coût de la sortie du nucléaire le montant à venir de la CSPE imputable au développement des énergies renouvelables installées avant 2018. Le développement du photovoltaïque et de l’éolien constaté ces dernières années n’a pourtant nullement eu pour objectif une réduction du parc nucléaire. Il a d’abord répondu à la hausse de la demande d’électricité constatée jusqu’en 2011, et a ensuite permis une réduction de l’utilisation d’énergies fossiles.

En imaginant que l’ensemble des capacités renouvelables installées à partir de 2018 soient uniquement destinées à réduire le parc nucléaire français, les montants de CSPE à prendre en compte sont alors ceux correspondants uniquement à ces nouvelles installations, en déduisant chaque année la part restante pour les installations d’avant 2018. Les montants calculés jusqu’à 2025 et prolongés au-delà par l’Institut Montaigne seraient modifiés comme suit.

2017 2018 2019 2020 2021 2022 2023 2024 2025
Montant annuel – calcul Inst. Montaigne 5,1 5,7 6,3 7,0 7,7 8,3 8,9 9,3 9,8
Cumul à partir de 2018 – calcul Inst. Montaigne 5,7 12,0 19,0 26,7 35,0 43,8 53,1 62,9
Montant annuel corrigé 0,6 1,2 1,9 2,7 3,5 4,3 4,9 5,6
Cumul à partir de 2018 – corrigé 0,6 1,8 3,7 6,4 9,9 14,1 19,0  24,6
2026 2027 2028 2029  2030 2031  2032  2033 2034 2035
Montant annuel – calcul Inst. Montaigne 10,1 10,5 10,9 11,2 11,5 11,8 12 12,3 12,5 12,7
Cumul à partir de 2018 – calcul Inst. Montaigne 73,0 83,5 94,4  105,6 117,1 128,8 140,9 153,1 165,6 178,3
Montant annuel corrigé 5,9 6,3 6,6 6,7 6,8 6,9 6,9 7,2 7,4 7,6
Cumul à partir de 2018 – corrigé 30,5 36,8 43,4 50,1 56,9 63,8 70,7 77,9 85,3 92,9

Cette erreur conduit l’Institut Montaigne à surévaluer de plus de 85 Md€ le coût estimé de la sortie du nucléaire6. La facture présentée s’en trouve réduite de 217 à 132 Md€.

Un coût du nucléaire encore une fois largement sous-estimé

Pour estimer les montants de la CSPE dans les prochaines années, les rapports PPE et CRE font chacun des hypothèses sur l’évolution des prix de marché. Ce paramètre est structurant, puisque la CSPE sert notamment à couvrir la différence entre le prix de marché de l’électricité et le soutien accordé aux producteurs d’énergie renouvelable (voir encadré précédent).

Dans le rapport de la CRE, l’hypothèse de prix de marché retenue est de 44,7 € / MWh en 2015, 49,3 en 2020 et 54,5 en 2025. Dans la PPE, le prix de marché est supposé stable jusqu’en 2023. De son côté, l’Institut Montaigne prend en compte dans son calcul de coût de la sortie du nucléaire l’ensemble du montant de la CSPE imputé au développement des énergies renouvelables. Il suppose donc que la différence entre le tarif d’achat des renouvelables et le prix de marché est la même que la différence entre le tarif d’achat des renouvelables et le coût de production nucléaire. Autrement dit, que le coût du nucléaire est égal au prix de marché.

Comme nous l’avons montré dans notre analyse du précédent calcul de l’Institut Montaigne1, la Cour des comptes a évalué à 59,8 € / MWh le coût de production nucléaire en 2014 (contre 50 € / MWh deux ans plus tôt, pointant une évolution à la hausse du coût de production de cette filière), soit un coût de production 33 % plus élevé que le prix de marché estimé en 2015. En supposant un prix de marché égal au coût de production nucléaire, l’Institut Montaigne commet donc une seconde erreur grossière.

Pour corriger cette faute, il est possible de calculer l’écart entre le prix de marché et le coût de production du nucléaire, et de le soustraire au calcul effectué par l’Institut Montaigne. En conservant une hypothèse d’évolution du prix de marché conforme aux rapports CRE et PPE (moyenne des deux hypothèses), et avec un coût de production nucléaire de 59,8 € / MWh, on obtient un surcoût cumulé de 35 Md€ entre 2018 et 2035.

Par ailleurs, ce calcul suppose un coût de production stable du nucléaire jusqu’en 2035. Or, pour assurer une production nucléaire constante jusqu’à 2035, des investissements liés à la prolongation du parc vont être nécessaires. Ils ont été estimés à 75 Md€ par la Cour des comptes7.

Si l’on retranche ces 35+75Md€ du surcoût calculé par l’Institut Montaigne, la facture de la « sortie du nucléaire » ne s’élève désormais plus qu’à 22 Md€.

Un surcoût lié aux renouvelables surestimé

Si, sur la période 2018-2025 l’Institut Montaigne se base sur des rapports publics (avec toutes les incohérences déjà relevées), il construit ensuite ses propres hypothèses sur la période 2026-2035. Avec là encore plusieurs approximations très critiquables.

La première concerne le rythme d’installation annuel des énergies renouvelables. L’Institut Montaigne suppose son doublement sur la période 2025-2035 par rapport à la période 2018-2025, ce qui paraît peu justifié.
Sur la période 2018-2025, le parc nucléaire doit être réduit d’un tiers, afin que sa part passe de 75 % à 50 % dans la production d’électricité8. Puisqu’il représente aujourd’hui environ 63 GW installés, cela signifie que 21 GW nucléaire doivent être remplacés en 7 ans, soit 3 GW nucléaire par an. Entre 2025 et 2035, ce sont 42 GW qui doivent être remplacés, soit 4,2 GW nucléaire par an. Des valeurs très éloignées du doublement prévu par l’Institut Montaigne entre les deux périodes !.

La seconde porte sur l’évolution supposée du coût de production des renouvelables. L’Institut Montaigne prévoit une baisse de 30 % entre 2025 et 2035. Or les projections à 2023 ou 2025 des rapports PPE et CRE semblent avoir d’ores et déjà surévalué ces coûts. Dans la PPE, le plus récent des deux, la projection à 2023 table sur un prix du photovoltaïque à 73 € / MWh pour les installations supérieures à 250 kWc, c’est à dire pour les très grandes toitures, les ombrières de parking et les parcs au sol. Pour ces derniers, les récents appels d’offre montrent déjà des prix moyens inférieurs à 70 € / MWh8, pour des installations mises en service au plus tard en 2019. On voit donc qu’à l’horizon 2025, le coût de production du photovoltaïque sera bien inférieur aux 73 € issus de la PPE. Il y a fort à parier qu’en 2035, plus aucune installation solaire (et éolienne) ne représente un quelconque surcoût par rapport au prix de marché.

Ces deux erreurs corrigées diminuent de 19 Md€ le calcul de l’Institut Montaigne, ramenant à seulement 3 Md€ le coût de la sortie du nucléaire selon la méthode de calcul proposée par l’Institut Montaigne.

Dans son nouveau calcul du coût de la sortie du nucléaire en 2035, l’Institut Montaigne propose une méthode différente de sa première estimation, mais n’apporte toujours pas la rigueur nécessaire à ce type d’évaluation. Plusieurs des hypothèses prises en compte sont fondamentalement erronées, et montrent une méconnaissance de certains mécanismes comme la CSPE. Après correction, la conclusion n’est plus du tout la même : la fermeture du parc de réacteurs français ne représente plus du tout un coût astronomique, au contraire. Que le parc nucléaire soit maintenu ou remplacé par des énergies renouvelables, les investissements à venir seront colossaux. La question n’est pas de trancher aujourd’hui lequel sera finalement le moins onéreux : trop d’incertitudes pèsent à ce jour sur de trop nombreux paramètres pour cela. Les coûts n’ont pas les mêmes périmètres, et n’engagent pas les mêmes charges à long terme. Dans un contexte international en forte mutation, Il s’agit plutôt de choisir entre deux orientations très différentes, qui auront chacune des conséquences bien singulières.

La question du périmètre d’analyse

La comparaison entre nucléaire et énergies renouvelables proposée par l’Institut Montaigne pose plusieurs problèmes de périmètre, que l’on se contentera de mentionner ici.
Elle repose d’abord sur un raisonnement en substitution de capacités qui n’a pas beaucoup de sens, compte tenu des différences entre les filières concernées, et qui fait l’impasse sur la possibilité d’inclure la maîtrise de la consommation dans l’équation. L’étude compare ensuite sur la même période des options qui n’ont pas du tout la même portée dans le temps : maintenir les réacteurs nucléaires ne revient pas à éviter un investissement dans de nouveaux moyens de production, mais seulement à le repousser. Enfin, elle ignore les réinvestissements dans les usines de combustible et dans les capacités de stockage des déchets, qui devraient accompagner la poursuite du nucléaire jusqu’à 2035.